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Carnet fourre-tout d'une autrice théâtreuse

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(Suite et fin de… la partie 1 et la partie 2.)

Le guichetier émet un petit bruit de bouche agacé.

-Je crois que vous avez interverti « Prénom(s) » et « Patronyme ».
-Non Monsieur, Romane est bien mon prénom, et Claude mon patronyme.
-Je vois dans votre dossier que ce n’est pas le cas.
-Il s’agit d’une erreur. C’est justement pour cette raison que je dois refaire mes papiers. J’avais rempli les papiers comme indiqué et il y a dû avoir une erreur…
-Il n’y a pas eu d’erreur Mademoiselle. Le règlement est très précis, il faut inscrire son nom de famille dans la case « Patronyme » et son ou ses prénoms dans la case « Prénom(s) », et ce au stylo à bille bleu ou noir, comme il l’est expressément indiqué ici.
-C’est bien ce que j’avais fait la première fois, il y a dû avoir une erreur…

Sûr de son fait, il préfère enchaîner plutôt que m’écouter me justifier.

-Et puis après votre nom il y a un problème. Je n’arrive pas à lire ce que vous avez écrit.
-Tecle.
-Tecle ?
-Tecle.
-C’est… C’est votre emploi ?
-C’est mon deuxième prénom. C’est la case « Prénom(s) ». J’ai écrit mes prénoms.
-Un prénom ? Vraiment ? De quelle origine ?

Je manque lui demander si cette information lui est réellement indispensable pour refaire mes papiers, puis me ravise lâchement. Provoquer un quelconque détenteur du pouvoir administratif est toujours dangereux, surtout quand on a du mal à rentrer dans les cases — comme tout le monde, en somme.

-D’origine québécoise.
-Vous êtes québécoise ?
-Non, ce prénom est d’origine québécoise. Moi, je suis de nationalité française, comme indiqué ici.

Je n’ai pas pu m’en empêcher. Pourvu que cette effronterie, si minime soit-elle, ne se retourne pas contre moi.

-Oui, mais vous êtes d’origine québécoise ?

Mais c’est qu’il ne lâche pas le morceau !

-Non plus.
-Française ?
-Pure souche.

Il paraît s’en satisfaire, vraisemblablement ravi d’avoir enfin trouvé quelque chose de normal chez moi. Je me félicite donc d’avoir réussi à m’abstenir de répondre par un insolent et sarcastique « de sang pur ».

-Donc ça c’est votre nom.
-Mon deuxième prénom.
-C’est ce que je voulais dire. Et Dufrène, alors ?
-Mon deuxième nom de famille.
-Oui, je me doute bien que ce n’est pas votre prénom.

Il glousse. Ne pas le mordre, ne pas le mordre. Son rire s’interrompt brusquement, signe sans doute que mes propos ont fini par se faufiler jusqu’à son quatrième neurone.

-Attendez. Comment ça deuxième ? Vous en avez combien, de noms de famille ?
-Deux. Celui-ci me vient de ma mère. J’en ai fait mon nom d’usage, en supposant qu’un nom qui ne soit pas également un prénom m’épargnerait des tracasseries administratives. Mais j’ai pu me tromper.
-Ah, c’est donc pour ça que j’ai cru que votre nom était Claude.

Ne pas le mordre, on a dit.

-Mon nom est Claude. Romane, c’est mon prénom.
-Quelle idée aussi d’avoir deux noms de famille et trois prénoms. Et québécois, par dessus le marché. D’ailleurs, pourquoi portez-vous un prénom québécois si vous n’êtes pas vous-même québécoise ?

Ça le travaille, décidément. Je sens qu’il rêverait de refiler mon cas à l’administration québécoise. Je ne réponds rien, mais mes mâchoires commencent à se crisper.

-Quelle idée, vraiment. Tecle. Ça vous masculinise, une jolie fille comme vous. Ils auraient préféré un garçon manqué, une camionneuse ?

Ne pas le bousculer dans ses convictions, pas tout de suite en tout cas. Tâcher d’en finir au plus vite. Il fait de plus en plus chaud et l’heure de la fermeture approche à grands pas.

-D’ailleurs à ce sujet, vous avez oublié de remplir la case « Sexe ».

Il l’aura voulu. Vite, avant qu’il ne coche la case à ma place.

-C’est parce qu’il manque une case.

Il me regarde comme si c’était à moi qu’il manquait une case.

-Comment ça il manque une case. Il y a deux cases, une pour les hommes et une pour les femmes. Quand on dit « sexe », ce n’est pas dans un sens de hein, bon, enfin, voilà. Ça veut simplement dire « genre », si vous voulez, Mademoiselle.

-Je ne suis pas une demoiselle.
-Oh pardon, Madame, je n’avais pas remarqué que vous étiez mariée.

Passons. Je ne suis pas ici pour faire son éducation.

-Je ne suis pas non plus une dame.

Il se fige, pétrifié, les oreilles écarlates, moins confus sans doute de m’avoir attribué un mauvais genre que d’avoir sans le savoir reluqué un freluquet.

-Oh. Mon Dieu. Je suis absolument navré. Vous savez c’est la fin de journée, je suis désolé, je n’avais pas vraiment fait attention.

En énonçant ce mensonge éhonté, il baisse involontairement le regard, comme un aveu, sur l’échancrure de ma chemise. Puis il le relève vivement pour enfin le planter dans mes yeux.

-Hem, bref, reprenons. Je disais donc qu’il y a deux cases et qu’il suffit de cocher la bonne. Vous voulez que je le fasse, peut-être ?

Condescendance de sa voix. Je m’exécute.

-Mais non voyons ! Vous avez coché les deux cases ! Tout est fichu maintenant, il n’y a plus qu’à tout recommencer ! Vous croyez que je n’ai que ça à faire ? La prochaine fois vous vous débrouillerez tout seul.
-Monsieur, inutile de vous énerver. Vous m’avez enjoint de cocher la case correspondant à mon sexe. Je l’ai fait.
-Vous avez coché les deux cases ! C’est absurde. On peut avoir une double nationalité, trois prénoms et deux noms, vous pouvez même avoir une double personnalité si ça vous chante, mais il est impossible que vous ayez deux sexes. Même les transsexuels n’en ont qu’un. On leur demande de cocher leur sexe de naissance.
-Et pourtant. L’hermaphrodisme, ça vous dit quelque chose ?
-Vous me prenez pour un débile ? C’est les escargots qui ont ça.

Alors celle-là, on ne me l’avait encore jamais faite.

-Ils sont comme ça. Ce n’est pas une maladie.
-Peut-être pas pour un escargot, mais pour un être humain, si. Il doit bien y avoir des traitements hormonaux, ou des opérations, comme pour les transsexuels ou les siamois.
-Il y en a, oui. Pourquoi devrais-je les subir ? Je ne suis pas malade. Les traitements sont très lourds vous savez. Je n’ai aucune envie de m’empoisonner l’existence avec alors que je me plais comme je suis. Vous disiez tout à l’heure que pour vous c’est le sexe de naissance qui importe, n’est-ce pas ? Eh bien soit ! Soyez cohérent. Mon sexe de naissance, c’est d’en avoir deux.
-Je disais ça pour ceux qui n’ont qu’un sexe et demandent à en changer. On ne prend pas en compte le nouveau sexe, sinon, on n’en sortirait pas. Mais quoi qu’il arrive, ils n’en ont qu’un. Vous, vous devez faire un choix.
-Mais pourquoi ça ?
-Parce qu’il s’agit d’une erreur de la nature. Vous ne pouvez pas vous complaire dedans, c’est malsain.
-Monsieur, vous m’insultez. Vous parlez ainsi aux roux et aux albinos ?
-Je ne voulais pas vous offenser. Seulement vous aider. Quel est le sexe de votre personnalité ?

-Je vous demande pardon ?
-Oui, les transsexuels, par exemple, s’ils choisissent de changer de sexe, c’est parce que le sexe de leur personnalité n’est pas celui de leur corps. Donc quel est le vôtre ?
-J’ai peur de comprendre. Vous êtes en train de me demander si je préfère le foot ou le tricot ?
-Écoutez Mademoiselle, j’essaie seulement…
-Appelez-moi Romane, au lieu de m’attribuer vous-même le sexe que vous préférez me voir porter. Vous me considérez comme une fille pour pouvoir me reluquer sans gêne, ou seulement pour me parler avec condescendance ?
-J’essaie seulement de vous aider. Si vous refusez de choisir une de ces deux cases, je ne pourrai pas vous délivrer votre carte. Et tout ça n’est pas de mon ressort. Si vous voulez brouiller les cases…

(Laisse-moi deviner, tu vas me dire que je me trompe de combat ? Qu’il y a plus urgent ? Plus important ?)

-Si vous voulez brouiller les cases, commencez par changer la société.

Je lui souris largement. Très poliment. Trop poliment.

-Ah mais je m’y applique. Je m’y applique, mais ça prend du temps. Vous avez remarqué ? Vous êtes un peu plus futé qu’il y a deux heures.

IDENTITÉ
Partie 2

(Suite de… la partie 1.)

Déjà-vu. Le bruit ambiant, la moiteur, jusqu’à l’odeur, tout est semblable à la veille. La salle d’attente étant toujours aussi pleine, j’espère qu’ils n’en profiteront pas pour fermer encore plus tôt. Vrai que tout ce monde a quelque chose d’effrayant, je peux comprendre qu’ils cherchent chaque jour à le fuir un peu plus tôt. Bientôt ils ne prendront même plus la peine d’ouvrir, et la salle d’attente finira par déborder, par vomir dans la rue son flots d’enfants impatients, de parents au bout du rouleau, de sans-papiers angoissés, de vieillards en bout de course auxquels on ne cède même plus sa place, de femmes enceintes auxquelles on cède encore sa place à la condition sine qua non qu’elles soient vraiment énormes et qu’elles aient sur elles une échographie destinée à prouver leur grossesse, et moi, flottant mollement sur cette marée humaine qui finira par…

-119 ! 119 !! 119 !!!… Bon, 120 !

Le grabataire n’a pas eu le temps d’atteindre le guichet avant que le fonctionnaire se lasse de l’appeler. L’ayant remarqué, je le laisse passer devant moi, moins par gentillesse pure que dans la crainte d’avoir sa mort sur la conscience. C’est que moi aussi j’en ai ma claque d’attendre. Il prend donc ma place au guichet, agitant, en gage de bonne foi, le ticket sur lequel le nombre 119 a fini par déteindre à force d’être étreint par une main moite.

-Ce n’est pas vous que j’ai appelé, Monsieur. C’est trop tard. Vous avez passé votre tour. Il fallait se réveiller avant.
-Mais…
-Libérez le passage pour Mademoiselle à présent. Je n’ai pas que ça à faire, moi.

Mademoiselle c’est moi, apparemment. Ça ne m’empêchera pas de me montrer chevaleresque. Enfin, dans la mesure du possible.

-Je n’en ferai rien, Monsieur était là avant, ça fait longtemps qu’il attend.
-Écoutez Mademoiselle nous avons un règlement très strict. Si tout le monde devait faire comme lui, on finirait à 22h tous les jours.

Je ne peux retenir un ricanement. En me retournant vers le vieux, je constate qu’il est déjà allé trembloter un peu plus loin, un nouveau ticket à la main, résigné. Baste. À mon tour donc. Je l’ai bien mérité, après tout.

-Vous avez vos papiers ?
-Non Monsieur, je suis ici pour les refaire.
-Vous avez les papiers pour refaire vos papiers ?
-Oui Monsieur, les voici. Vous faut-il pas aussi le laissez-passer A-38 ?

J’ai laissé échapper cette phrase entre mes dents, mais il ne semble pas l’avoir entendue, préférant continuer à s’agacer.

-Ils ne sont pas remplis.
-Si Monsieur, mais pas complètement. J’ai essayé de…
-Il faut les remplir complètement si vous voulez avoir vos papiers.
-Oui Monsieur, j’ai essayé de demander de l’aide…
-Qu’est-ce que vous voulez qu’on fasse de papiers pas remplis. On peut pas les remplir à votre place. Vous croyez qu’on a que ça à faire peut-être.
-Non Monsieur, bien sûr que non…

Je tente désespérément de capter son regard, espérant avoir ainsi l’impression de m’adresser à un être humain, mais il préfère se concentrer alternativement sur mon buste puis sur mes papiers. Malgré mon exaspération qui prend de l’ampleur, mon ton se fait de plus en plus mielleux.

-Seulement je n’ai pas tout compris, j’espérais que vous sauriez m’aider…
-Écoutez Mademoiselle… Mademoiselle Romane, je ne suis pas censé…
-Claude. Romane c’est mon prénom.
-Là n’est pas la question Mademoiselle Romane. Vous étiez censée apporter ces papiers dûment remplis et je constate que ce n’est pas le cas. Je vais donc être obligé de prendre sur mon propre temps de travail pour le faire moi-même. Croyez bien que je ne suis pas obligé de faire ça.
-C’est très obligeant de votre part, Monsieur.
-Bon. Pour commencer vous vous êtes trompée. Patronyme signifie « nom de famille », vous auriez donc dû inscrire ici votre nom de famille.
C’est mon nom de famille.

IDENTITÉ
Partie 1

En aplomb sur une jambe, j’attends, encore, encore, en frissonnant tranquillement à l’idée que se rejoue la même scène que la veille. Sur l’écran noir, le chiffre rouge se modifie. De 145, il passe à 146. Plus que deux personnes devant moi.

-146. 146… 146 ? 146 ! Bon, très bien. 147 !

Plus qu’une personne, je touche presque au but. Je m’en approche à pas lent, craignant qu’on profite d’un instant de faiblesse pour me devancer.

-Monsieur, c’est pas la peine d’attendre, après ça j’ai fini.

C’est à moi qu’on s’adresse. Au moins puis-je me gargariser qu’on m’ait donné du Monsieur, tandis que mon prédécesseur s’est vu qualifié de « ça ».

-Je ne comprends pas. Sur la porte il est indiqué que vous fermez à 17h30 et il est…
-Ah oui mais ça dépend.
-De quoi donc ?
-Du monde qu’il y a.

Je me retourne pour embrasser la salle d’attente pleine à ras bord de pleurs d’enfants, de claquements de taloches énervées, de soupirs agacés, de petits vieux recroquevillés sur leurs chaises.

-Vous voulez dire que plus il y a de monde, plus vous fermez tôt ?
-Écoutez, exceptionnellement on ferme à 16h, et si vous n’êtes pas content c’est la même chose. D’ailleurs vous n’avez qu’à revenir demain, je n’ai pas que ça à faire, moi.

Moi si, apparemment.

-Mais qu’est-ce qui m’assure que demain vous n’allez pas fermer exceptionnellement encore plus tôt ?

Elle me lorgne de l’air de quelqu’un qui n’a rien à répondre, mais qui détient le pouvoir, un petit pouvoir médiocre mais des plus pénibles et des plus irritants. Et c’est donc sans prendre la peine de me répondre qu’elle ferme son guichet et tourne les talons. Un instant je songe à me rabattre sur un de ses collègues, mais ils ont tous également décidé de profiter de l’affluence pour s’octroyer un congé bien mérité. Les mâchoires crispées par la haine, je rentre chez moi.

Demain, je m’appuierai sur l’autre jambe.

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